Mercredi, 07 Décembre 2011 09:27
La surenchère technologique aboutit à une impasse
Sciences et Avenir.fr : Dans votre dernier roman, L’Appât,vous suggérez que désormais la technologie est impuissante dans la lutte contre la violence. Comment êtes-vous parvenu à ce constat ?
José Carlos Somoza : C’est le point de départ de mon livre. La surenchère technologique aboutit à une impasse. Ceci pour la simple raison que dès que l’on croit avoir atteint un niveau de connaissances et d’instruments technologiques suffisant pour engager une bagarre et la gagner, nos adversaires les ont déjà dépassés, et peuvent donc aisément contrer nos initiatives. Dans cette course vaine, s’installe alors un équilibre des forces qui nous fait tourner en rond : voilà pourquoi je suis convaincu que nous sommes obligés de faire machine arrière, en choisissant l’option humaine.
En quoi consiste cette option humaine ?Une option psychologique, psychique. L’Appât est construit sur l’idée que la technologie se heurte à sa propre impuissance dans la poursuite des psychopathes et autres tueurs en série : il faut donc imaginer d’autres voies pour les approcher et les capturer. Et le seul moyen pour y parvenir est d’exploiter la psychologie, étudier au plus profond les désirs et les plaisirs des tueurs, pénétrer leur psychisme. J’imagine dans mon roman que cette étude de l’étendue des désirs humains aboutisse à une connaissance tellement précise, comparable à un schéma mathématique, qu’elle permette in fine de les représenter, et de classer les individus par catégories –selon ce que j’ai appelé leurs «psynomes» - pour ensuite en produire des simulations. Analyser les désirs comme l’on assisterait au déroulement d’une histoire – et découvrir toutes les facettes d’une personnalité, de manière très exacte, incisive - conduit à créer des simulations et à les opposer aux
"Le libre arbitre existe-t-il, mon destin est-il dessiné ? Qu’importe ! puisque je n’en ai pas conscience, et j’agis en homme libre!"
psychopathes. Lesquels, subjugués par la représentation parfaite de leur propre désir, tombent dans le piège et y succombent. Lire et contrôler les désirs humains, voilà bien un fantasme que tous les gouvernements du monde nourrissent!
D’où le guet-apens psychologique que vous avez imaginé ?Oui. Il consiste à confronter le psychopathe à des appâts humains - entraînés par une formation théâtrale extrême et violente – qui jouent l’incarnation parfaite de son plaisir, qui finit par le tuer. Puisque désir et plaisir nous gouvernent, et que leur puissance incommensurable a le pouvoir de détruire.
Les neurosciences dirigent leurs recherches vers le décryptage des secrets du cerveau humain. Pourquoi, alors que vous possédez une culture scientifique, préférez-vous confier ce pouvoir à l’art, à la poésie et, en ce qui concerne ce dernier livre, à Shakespeare?Je suis psychiatre, et suis donc le premier surpris par cette préférence, d’autant que j’adore les sciences. Je répondrai par une petite digression : le premier livre que j’ai vraiment écrit sur la science, c’est La théorie de cordes [Editions Actes Sud, mars 2007] qui n’est pas exactement celui que l’on attendrait de quelqu’un qui vient de la médecine, s’agissant dans ce cas des grandes théories de la physique. Mais je suis arrivé à la conclusion que les sciences ne peuvent pas nous offrir de réponse définitive. Elles ne sont pour moi que des outils qui peuvent nous rapprocher du but, sans l’atteindre. Je n’attends jamais de réponses de la science. J’ai lu le livre de Steven Hawking Y a-t-il un grand architecte dans l’univers (1) et j’ai trouvé que c’était un ouvrage idiot. J’ai été stupéfié que ce grand scientifique dont j’avais admiré le travail puisse tomber dans le travers même qu’il avait essayé d’éviter. Comment peut-on prétendre offrir une réponse ultime à «la» grande question : d’où vient la vie, et surtout «que sommes-nous ?».
Qu’est-ce que l’homme selon vous ?Nous sommes des animaux, extraordinairement complexes. Il s’est produit un bond très significatif dans l’évolution lorsque Homo sapiens est arrivé, mais je ne peux dire avec certitude ce qu’il a de si différent des autres Homo. Nous restons des animaux, qui se différencient néanmoins des autres par la possession d’une qualité essentielle, que j’explore constamment : le maniement de la conscience de soi. Peut-être les dauphins, les chimpanzés, ou d’autres animaux en sont-ils dotés - il existe des expériences intéressantes qui confortent cette hypothèse. Mais, même en admettant cela, la conscience de soi que possèdent les êtres humains est totalement nouvelle et étrange. Cette qualité a produit non seulement notre essence d’êtres humains, mais aussi d’autres phénomènes tels l’art et la science. D’où vient cette conscience ? Comment l’avons-nous atteinte ? Je ne le sais pas. Et je ne suis pas certains que même les biologistes puissent l’expliquer.
"C’est très important de prendre en considération la fantaisie des ordinateurs!"
Vous affirmez dans L’Appât que nous ne pouvons pas faire autrement que suivre notre plaisir. L’homme n’aurait-il pas le choix ?(Rire) Il n’y a pas de fondement réel à ce questionnement ! Si vous ne pouvez atteindre la conscience exacte de votre vie, de la signification de votre destin, le problème du choix n’a aucune importance. Si vous «pensez» juste que vous êtes libre, alors vous agissez en conséquence, comme si vous l’étiez. Donc, la question est toute relative. Pour moi, on a là un argument byzantin, comme celui qui concerne les anges. Le libre arbitre existe-t-il, mon destin est-il dessiné ? Qu’importe ! puisque je n’en ai pas conscience, et j’agis en homme libre. Cela dit, je pense que l’on peut trouver d’aussi fortes argumentations opposées.
Vos romans insinuent que le cerveau donne forme à ses cauchemars, que la frayeur trouve sa naissance à l’intérieur de l’homme, lequel matérialise ses propres peurs, comme si le piège préexistait en lui.Je crois surtout que, s’il existe un piège en nous, nous abritons aussi les moyens pour nous en dégager. Si la conscience humaine est si importante pour nous, c’est qu’elle influence tous nos points de vue, sur la vie, sur l’univers, sur tout ce qui nous entoure. Permettez-moi encore une digression scientifique. Prenez l’exemple du principe d’Heisenberg [le « principe d’incertitude » enphysqiue quantique, ndlr] : il postule que lorsque vous observez un phénomène, vous l’influencez, et le modifiez. Vous observez quelque chose et en même temps vous la transformez : il ne s’agit pas de deux actions séparées, l’observation implique la transformation. Eh bien, là réside une des qualités de notre vie : notre conscience transforme tout notre environnement, sans que cela soit du mysticisme.
Par quel champ de la recherche scientifique actuelle êtes-vous intéressé ?Tout ce qui relève de l’intelligence artificielle. Ce domaine d’expérimentation a été ouvert par Alain Turing qui s’est demandé quelle était la différence entre un ordinateur et un être humain. Son test, basé sur des questions égales posées aux deux, concluait que si un tiers intervenant humain ne fait pas de distinction entre les réponses fournies par la machine et par l’homme, alors on apporte la preuve de «l’intelligence» de l’ordinateur. Là où je pousse plus loin mon analyse, c’est que je suis convaincu que Turing ne faisait pas référence à la seule intelligence : il savait que le centre signifiant de l’homme reste cette affaire de conscience. Je suis profondément travaillé par cette énigme : serait-il possible de reproduire artificiellement le «vrai» être humain , sa manière de penser, le déploiement de sa fantaisie ?
Pourquoi aucun de vos livres ne se fait–il l’écho de la réalité virtuelle ? De fait je suis très intéressé par cette question. Le virtuel est le seul instrument qui nous permette d’explorer tous les aspects de la vie. Je suis ainsi très intrigué par la vie «alien», pas au sens où nous pourrions trouver quelque microorganisme martien ou un drôle de kangourou extraterrestre, mais par une forme d’intelligence venant d’ailleurs. Je reste hélas très pessimiste sur la possibilité de la dénicher dans d’autres mondes, et j’en arrive à la conclusion qu’il n’y a que deux moyens de parvenir à mes fins – à savoir, connaître d’autres points de vue. Le premier est l’étude des animaux, qui nous révéleront peut-être un jour leur manière de voir. Le second, c’est la relation qui nous pourrions tisser avec les machines si elles pouvaient être développées de manière plus autonome de manière à nous offrir une autre vision que la nôtre. J’entends souligner qu’il ne m’importe pas uniquement d’y chercher de l’intelligence, mais surtout de la fantaisie. Nous n’en parlons jamais : c’est très important de prendre en considération la fantaisie des ordinateurs !
Nous tenons sans doute à ce qu’ils restent des machines et nous des humains…Nous avons absolument besoin de savoir ce dont un ordinateur rêve, ce qu’il peut imaginer avec sa fantaisie. Nous devons savoir si la fantaisie est une obligation assortie à la conscience de soi ou pas. Si c’est un genre d’invention de l’être humain.
Pourquoi Shakespeare est-il si crucial dans la trame de L’Appât?Avec Shakespeare, il ne s’agit plus d’avoir la révélation d’un autre point de vue, mais de beaucoup à la fois. Bien sûr, tous ont été créés par un seul être humain, mais leur multiplicité est stupéfiante ! Shakespeare n’était pas un romancier, dans ses oeuvres il ne livre pas son opinion. Cet immense auteur n’a jamais envisagé de vous projeter dans «son» monde, il a toujours invité dans «LE» monde. Vous y découvrez tout simplement des êtres humains, vous pouvez les sonder, vous interroger avec eux. Vous plongez dans la vie. Shakespeare est essentiel dans la quête mystérieuse de la nature de l’homme. Et s’il est si important de connaître l’être humain c’est justement parce qu’il est nécessaire d’arrêter de l’être de temps en temps ! Pour percer d’autres visions du monde. C’est pour cela que nous écrivons, que nous étudions la vie “alien”, que nous créons.
Propos recueillis par Andreina De Bei Sciences et Avenir.fr07/12/11
(1) Stephen Hawking & Leonard Mlodinow, éditions Odile Jacob, février 2011.
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